27 mars 2008

No time to think, une conférence de David M. Levy : vidéo de la semaine #38

Pas de temps pour penser


Restitution (non certifiée conforme) de la conférence de David M. Levy (5 mars 2008)

Du temps pour regarder et pour penser
Le rythme de la recherche courante semble empêcher tout regard contemplatif.
Barbara McClintock, prix Nobel en génétique raconte dans sa biographie qu’elle a prit le temps pour regarder et écouter ce que les résultats avaient à lui dire.

As we may think
Vannevar Bush est l’un des pères de l’électronique et de l’informatique, il fut le conseiller scientifique du Président Roosevelt. En 1945, il écrit un article intitulé As we may think dans lequel il affirmait avec certitude que les nouvelles technologies allaient assister et soulager les hommes dans leur travail de réflexion.
Au sujet du Memex : “Imaginer un futur appareil destiné à l’usage individuel, qui serait une sorte de bibliothèque ou de répertoire mécanisé… un appareil dans lequel un individu pourrait archiver tous ses livres, ses disques, et ses communications, et qui serait mécanisé de telle sorte qu’il puisse être consulté avec une grande rapidité et une grande souplesse.
L’appareil permet « l’indexation associée, l’idée de base est que chaque article sélectionné doit permettre d’en sélectionner un autre. C’est la fonction essentielle du memex. Le procédé de lier deux articles ensemble est une chose importante.
" [V. Bush a eu l’intuition de l’hypertexte]
" Une guerre dévastatrice s’achève, dans laquelle la science et la technologie ont permis aux peuples de déployer, les uns contre les autres, des armes de cruauté. La survie de l’humanité dépend de sa capacité à gagner en sagesse par l’expérience qu’elle a acquise. Si les peuples ont de meilleurs accès aux archives de leur histoire, ils pourrons mieux connaître la part d’ombre de leur passé et analyser plus complètement et objectivement leurs problèmes présents. Ils seront davantage aptes à penser. Mais il existe des obstacles empêchant les peuples de faire le meilleur usage de ces archives. "

La montagne de la recherche scientifique ne cesse de s’élever. L’évidence devient de plus en plus nette que nous sommes enlisé et dépassé par l’extension des spécialisations. Chaque chercheur doit tenir compte des découvertes et des conclusions de milliers d’autres chercheurs. Ces conclusions qu’il n’a pas le temps de les saisir, encore mois de les absorber au moment où elles apparaissent. Alors que la spécialisation devient de plus en plus nécessaire pour l’avancée des découvertes scientifiques, et l’effort pour construire des ponts entre les disciplines est en comparaison insuffisamment soutenu.
Pour V. Bush, les futurs outils de l'informatique [terme français, néologisme pour traitement automatisé de l'information] en automatisant les aspects les plus routiniers de la recherche, devaient libérés les chercheurs, et les rendre plus disponibles pour les aspects plus créatifs de leur travail.
Il distinguait ainsi deux types de pensée : la pensée routinière et répétitive, et la pensée mature, et créative.
Pour la pensée mature on ne peut trouver de substitut mécanique.
La pensée créative et la pensée répétitive sont deux choses très différentes. Et pour cette dernière, il y a, et il doit y avoir, de puissantes assistances mécaniques.”


Mais en dépit de la volonté visionnaire de V. Bush, la surcharge informationnelle n’a cessé de croître. Et nous avons aujourd'hui moins de temps pour penser, et non pas plus comme l'on aurait pu l'espérer. Alors, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?

Travailler moins pour penser plus
Josef Pieper (1904-1997), philosophe allemand et théologien catholique, écrit en 1947 Leisure : The Basis of Culture (Le loisir comme fondement de la culture) dans lequel il fait le constat que :
Le monde du travail devient notre monde comme seul et unique horizon. Le monde du travail menace de nous englober complètement, et ses exigences deviennent de plus en plus importantes, jusqu’à demander au final un engagement total de la part des individus.”
Sera-t-il possible de garder, ou de réclamer de la place pour les loisirs, en dehors du travail? Et cela ne signifie pas seulement un peu de repos le dimanche, mais un domaine vital sans entrave, un espace de liberté, de réel apprentissage, pour s’accommoder au monde dans sa globalité ? En d’autres termes sera-t-il possible de préserver l’homme pour éviter qu’il ne se confonde avec sa seule condition de fonctionnaire, ou un travailleur ?
David M. Levy précise que lorsque J. Pieper parlait de loisir, cela ne signifiait pas regarder un match de foot à la télé, ou jouer aux jeux vidéo [;-)]

L’école des loisirs
Le loisir est une forme de quiétude qui constitue une préparation nécessaire pour adhérer avec la réalité ; seule une personne calme peut écouter, inversement, si elle n’est pas calme, elle ne peut être à l’écoute… Le loisir est une disposition pour être réceptif à la compréhension, au regard contemplatif, à l’immersion dans le monde réel.
Loisir, en anglais leisure a la même racine que le latin scola, qui a donné school, scholar (érudit, universitaire), ou scholarship.

Ratio vs Intellectus
Les hommes du Moyen-Âge faisaient la distinction entre ratio et intellectus. Ratio est le pouvoir analytique de la pensée logique et discursive, de la recherche, de l’étude, de l’abstraction, de la précision, et de conclusion, alors qu' intellectus se réfère à la capacité synthétique d’avoir un aperçu complet de la vérité, comme on regarde un paysage dans sa totalité.

Des outils pour l’esprit ?
Le Web et les autres technologies numériques sont les meilleurs outils jamais créés pour chercher, étudier, analyser, préciser, et conclure. Mais qu’en est il pour l’intellectus ?

Plus, plus vite, mieux : l’accélération
Plus que jamais, aujourd’hui il est dans l’air du temps de parler d’accélération ou de raccourcissement du temps, mais cette sensation que l’histoire, la culture, la société, et que le temps lui-même, de quelque manière étrange, s’accélère, et bien cette perception n’est pas du tout nouvelle. Des historiens tels que Reinhard Koselleck l’ont montré, le sentiment général d’emballement accompagne la société moderne depuis au moins le milieu du 18ème siècle. "
Hartmut Rosa, Social acceleration, 2003

La crise de l’environnement informationnel
Le monde moderne a connu une série de crises :
d’abord, une crise de contrôle de la production à la fin du 19e siècle, résolue par le développement du management de l’entreprise hiérarchisée,
ensuite une crise de la production au 20e siècle, résolue par le développement de la publicité, [permettant une relance de la consommation ?]
aujourd’hui, nous connaissons une nouvelle crise que nous appellerons la crise de l’environnement informationnel, mais comment et avec quoi la résoudre ?

Temps rapide contre Temps lent
Lorsque le temps rapide et le temps lent se rencontrent, c’est le temps rapide qui gagne. C’est la raison pour laquelle on ne réalise jamais de chose importante parce qu’il y a toujours quelque chose à faire avant. Nous somme toujours tenter de faire les choses urgentes en premier. De cette manière, les activités lentes et qui doivent être menées sur le long terme se perdent en route. A une époque où les distinctions entre travail et loisir s’effacent, l’efficacité (la rentabilité) semble être la seule valeur en économie, en politique et dans la recherche , ce qui ne contribue pas à valoriser la persévérance, la constance et l’application aussi bien dans le travail et que dans les relations amoureuses (sic!)"
Thomas Eiksen, The tyranny of the moment, 2001

Pensée créative
Lorsque vous voyez le problème, soudain quelque chose arrive qui fait que vous avez la réponse – avant que vous soyez capable de la formuler avec des mots. » (Barbara McClintock)
Le mathématicien Gauss racontait avoir résolu un problème “non en se dépensant en de pénibles efforts mais comme on dit par la grâce de Dieu. L’énigme était résolue, comme par un éclair de lumière.”
Tchaïkovski décrivait comment “le germe d’une composition future venait de manière inattendue et prenait soudain racine avec force et rapidité.”

Faire taire le bavardage mental
Il s’agit d’un constant et obsessionnel monologue intérieur qui parasite tout résonnement constructif.

Penser prend du temps.
Le temps de la réflexion. La pensée créative ne souffre pas la précipitation ; c’est une activité qui doit aller à son rythme.
La pensée créative peut être nourrie. L’esprit peut être entraîné à être plus tranquille et plus réceptif (par la pratique de la concentration et la méditation) et le bavardage mental peut être réduit.
On ne peut pas provoquer l’arrivée de pensées créatives mais on peut préparer le terrain pour les accueillir. Quelles sont les conditions qui encouragent la pensée créative ?
Au quotidien, lorsque l’on est engagé dans une activité multi-tâches (emails, réunions) faite d’interruptions incessantes, il est très difficile de parvenir à suivre le fil de sa pensée.

La crise de l’information est une crise environnementale
Nous sommes depuis quelques années sensibilisé aux dangers de l’industrialisation et de l’urbanisation incontrôlée qui menacent la planète. Nous avons pris conscience de la nécessité de préserver les marais, les forêts et la vie sauvage…
Il en va de même dans notre environnement vital personnel, nous avons aussi besoin de préserver des espaces de silence, d’isolement pour réfléchir, pour avancer.

Pour un environnementalisme informationnel
Cette prise de conscience se diffuse dans la société par la recherche, par le débat public, l’éducation à l'école, le changement progressif de la législation et la prise en compte de ces problématiques par les politiques, l’intégration de ces enjeux dans le développement technologique, et par un changement dans les pratiques sociales (recyclage), etc.
Pour affronter la crise de surchage informationnelle, nous sommes encore au début de cette prise de conscience. Quelques initiatives se mettent en place : le do not call registory (pour éviter d’être démarcher par le télémarketing), ou l'installation de filtres anti-spams, etc.

Quatre directions pour la recherche :
1ère : Être davantage conscient de la nature et de l’ampleur du problème

2ème : s’installer dans des environnements physiques apaisants et tranquilles. Avec un exemple bien choisi : une bibliothèque. David Levy cite notamment la salle de lecture de la Bibliothèque du Congrès à Washington.

3ème : A défaut choisir un environnement virtuel apaisant. Par exemple, un fond d’écran sobre. La page d’accueil de Google [en même temps la conférence est un google talk, il faut prendre cet exemple comme un échange de bon procédé !] est un bon exemple d’un environnement propice à la recherche.

4ème : Organiser et évaluer ces pratiques de recherche et d’échange d’information (emails, messagerie instantanée, gestion des favoris, etc.) et prendre conscience de toute la gamme des états émotionnels que l’on traverse lorsque l’on est en ligne (stress, plaisir, colère, ennui, excitation, anxiété). Il est intéressant, par exemple de constater comment parfois une boîte pleine de messages en instance peut inspirer un sentiment proche de l'effroi, voir de la panique!

As we may think : (no) time to think (fin)
Le conférencier termine sa conférence par la phrase de conclusion de l’article de V. Bush qui est une mise en garde sur le bon usage et inversement les dangers potentiels des technologies :
« The applications of science have built man a well-supplied house, and are teaching him to live healthily therein. They have enabled him to throw masses of people against another with cruel weapons. They may yet allow him truly to encompass the great record and to grow in the wisdom of race experience. He may perish in conflict before he learns to wield that record for his true good. Yet, in the application of science to the needs and desires of man, it would seem to be a singularly unfortunate stage at which to terminate the process, or to lose hope as to the outcome. » (source)

Pour David Levy, le défi est donc d’équilibrer ratio et intellectus, et ne pas laisser l'un prendre le pas sur l'autre.

Et maintenant votre film :

http://www.youtube.com/watch?v=KHGcvj3JiGA

http://depts.washington.edu/iql/