11 avril 2007

"Ecrire la voix", le temps des utopies : histoire du disque #1

Du jeu collectif au jeu individuel
Dans les sociétés traditionnelles, la musique est une pratique collective associée aux fêtes, aux cérémonies, aux cultes, aux danses. Ainsi, au cours de l'Histoire, les hommes ont d'abord apprécié (et apprécient encore) la musique de façon participative soit dans un cadre sacré (fêtes religieuses) soit dans un cadre profane (concerts, bals, réjouissances populaires, fête de la musique...).
Alors, se retrancher du groupe pour apprécier en solitaire, au moyen d'un dispositif technique une suite de sons sortis de leur contexte peut paraître aberrant. Pourtant cette individualisation des conditions d’écoute de la musique est vécue depuis plus d'un siècle comme un privilège, comme un gain supplémentaire de liberté. Ce passage de l'hétéronomie à l'autonomie sera le champ de bataille entre les industries de culture de masse et les revendications pour l'expression des diversités culturelles.

Verba volent, scripta manent... no more
La possibilité d’enregistrer et restituer le son : de la musique mais aussi la voix restera comme d’une des plus grandes découvertes du XIXe siècle. Avec les innovations dédiées à la captation de l’image (cinéma, télévision...), c’est la civilisation toute entière qui présente un caractère nouveau, elle est devenue comme l'avait annoncé Herbert Marshall McLuhan foncièrement audiovisuelle. Pourtant ce qui semble une évidence dans notre quotidien est le fruit d’une évolution technologique qui a débuté réellement il y a un peu plus d’un siècle.
Cependant, comparé au livre, le disque est un objet neuf. Pendant longtemps l’adage « Les paroles s’envolent, les écrits restent » signait la suprématie de la civilisation de l’écrit, et la toute puissance de la galaxie Gutenberg. Par l’écriture, par la notation, on a pu conserver la littérature comme la musique, avec cependant d'importantes pertes d'information. Comment jouait Molière ? Comment jouait Mozart ? On a conservé leurs textes, leurs partitions, mais la voix de Molière et l’interprétation de Mozart ?

Le vieux rêve de capturer les paroles
Avant que l’on ne mette au point les techniques d’enregistrement et de reproduction des sons, on n’imaginait pas l’existence de disques on parlait de «machine parlante», l’expression dénote l’ignorance de la forme dans laquelle le rêve se concrétiserait.
« Machine parlante » : rappelons que l’usage prévu de cette invention était d’abord la captation de la voix avant celle de la musique. Le rêve de reproduire la voix correspond à une des préoccupations fondamentales des artistes et des savants : la mimesis c’est à dire l’imitation de la nature, la reproduction ou recréation du réel. C'est aussi d'abord comme pour la photographie : la fonction de conservation d’un souvenir.
Rabelais et les paroles gelées
Rabelais (1483-1553) entre Moyen-Age et Renaissance anticipait déjà avec toute sa fantaisie sur des paroles gelées.
Cliquez ici pour voir la belle animation sur le site Renaissance-France.org (le portail de la Renaissance Française). Le texte est dit par Jonathan Kerr :

Comment entre les parolles gelées, Pantagruel trouva des motz de gueule.
Chapitre LVI.

Le pilot feist responce: Seigneur, de rien ne vous effrayez. Icy est le confin de la mer glaciale, sus laquelle feut au commencement de l'hyver dernier passé grosse & felonne bataille, entre les Arismapiens, & le Nephelibates.
Lors gelèrent en l'air les parolles & crys des homes & femmes, les chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, les hannissements des
chevaulx, & tout effroy de combat. A ceste heure la rigueur de l'hyver
passée, advenente la serenité & temperie du bon temps, elles fondent &
sont ouyes. Mais en pourrions nous voir quelqu'une. Me soubvient avoir leu que
l'orée de la montaigne en laquelle Moses receut la loy des Iuifz le peuple
voyoit les voix sensiblement. Tenez tenez (dist Pantagruel) voyez en cy qui
encores ne sont degelées. Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles
gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y veismes des
motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des
motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient,
comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c'estoit
languaige Barbare.
Rabelais, Le Quart Livre, chapitre 56 (début)

Le Capitaine Vosterloch et les éponges voyageuses
Un siècle plus tard en 1632, on trouve dans un pamphlet intitulé "Le courrier véritable" le récit de voyage du capitaine Vosterloch, une aventure qui se déroule dans les archipels de l'hémisphère sud. Le voyageur découvre une peuplade qui communique avec des éponges. Le message à transmettre est prononcé devant une éponge qui elle est envoyée comme un courrier. Il suffit au destinataire de presser doucement l’éponge pour que les paroles se diffusent nettement.


Cyrano de Bergerac, concepteur du podcast
Enfin ultime utopie avant l’aube des lumières, Cyrano de Bergerac en 1650 (à ne pas confondre avec le personnage fictif de la pièce d’Edmond Rostand) écrivain libertin et athée, précurseur de Voltaire et des Lumières, sous le règne de XIV dans « L’histoire comique des états et empires de la lune (1657)» formule une description avec des références à la technologie qui est une remarquable prémonition.
Extrait :
« A l'ouverture de la boîte, je trouvai dedans un je ne sais quoi de métal quasi tout semblable à nos horloges, plein d'un nombre infini de petits ressorts et de machines imperceptibles. C'est un livre à la vérité, mais c'est un livre miraculeux qui n'a ni feuillets ni caractères; enfin c'est un livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles; on n'a besoin que d'oreilles. Quand quelqu'un donc souhaite lire, il bande avec une grande quantité de toutes sortes de clefs, cette machine, puis il tourne l'aiguille sur le chapitre qu'il désire écouter, et au même temps il sort de cette noix comme de la bouche d'un homme, ou d'un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, …, à l'expression du langage. Je ne m'étonnai plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient davantage de connaissance à seize et à dix-huit ans que les barbes grises du nôtre; car, sachant lire aussitôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture; dans la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, à pied, à cheval, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à l'arçon de leurs selles, une trentaine de ces livres dont ils n'ont qu'à remonter un ressort pour en ouïr un chapitre seulement, ou bien plusieurs, s'ils sont en humeur d'écouter tout un livre: ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes, et morts ou vivants qui vous entretiennent de vive voix. »

L'ère de la musique mécanique
Au XVIIIe siècle on aboutit, grâce aux progrès de l’horlogerie à la réalisation d’automates parlants ou musiciens, et au début du XIXe siècle, on met au point le piano mécanique, l'orgue de barbarie, le limanaire. Ces appareils jouent des notes programmées sur des cylindres ou sur des cartes perforées, ils ne restituent pas les sons.
Dans la même famille de la musique mécanique, en moins volumineux, les boîtes à musique connaissent un énorme succès. Elles sont confectionnées grâce notamment aux progrès des techniques horlogères. Ces boîtes à musiques servent parfois à apprendre le chant aux canaris ! Une préoccupation assez frivole. Mais le XVIIIe siècle s’achève avec une Révolution politique en France mais aussi dans la révolution industrielle en Angleterre.
C'est réellement, au siècle suivant que l'on verra l'arrivée de découvertes scientifiques et techniques déterminantes à l'invention du phonographe...
...à suivre.