05 mars 2011

Henri Michaux : Poètes en musique #6

« N'ai jamais marché pour aucun art européen avant 24 ou 25 ans, surtout pour la peinture. Exception : musique. Le seul art, le véritablement naturel, et qui me paraissait comme physiologique. Celui où j'ai gouté le plus d'œuvres, et sans bouder mon plaisir, et de tous pays, de tous genres, sauf l'opéra et l’opéra comique, et par lequel je ne me sens plus étranger, ou opposé aux autres hommes, comme il m'arrive presque toujours dans d'autres activités, et sur lequel j'ai le moins varié. La première chose que je fasse en voyage aux Indes ou au Mexique, c'est d'aller écouter leur musique. »
Henri Michaux, Lettre à René Berthelet, citée par Irène Assayag (1)



Images du monde visionnaire (1963), un film d'Henri Michaux, réalisation Eric Duvivier, musique de Gilbert Amy


Ce film documentaire pédagogique produit par la firme pharmaceutique suisse Sandoz était destiné à montrer les effets des hallucinogènes et de narcotiques comme la mescaline et le haschich. Au final, une oeuvre expérimentale d'essence surréaliste qui évoque l'univers terrifiant et halluciné des films de Luis Buñuel et de David Lynch. La voix-off est celle d'Henri Michaux.

L’oeuvre d'Henri Michaux (1899-1984) restera certainement comme l'une des plus singulières et originales du XXe siècle. Contemporain des surréalistes, le poète et peintre belge naturalisé français se plaça toujours en rupture avec l'héritage culturel européen, en s'intéressant aux arts extra-occidentaux, et en pratiquant comme Rimbaud "un long, immense et déraisonné dérèglement de tous les sens" par l'expérience de multiples drogues dont il consigna les effets de manière quasi clinique.

Ses écrits, aux titres si évocateurs d'une recherche intérieure, seront le journal de sa curiosité insatiable : carnets de voyages réels (Ecuador, Un Barbare en Asie) ou imaginaires à la manière de Swift, et de Cyrano de Bergerac (Voyage en Grande Garabagne, Au pays de la Magie, Ici, Poddema), descriptions des états altérés de la conscience après la prise de narcotiques ou d'hallucinogènes (Misérable miracle, Connaissance par les gouffres, L'Infini turbulent), récits où l'humour naît de l'absurde (Plume), fragments, aphorismes et pensées à soi-même (Passages, Poteaux d'angle).

Cette oeuvre incessamment en quête de découverte, et d'expérimentation, cultivant à ce point le goût de l'insolite, hors de toute convention et de tout canon, ne pouvait que rencontrer l'attention des compositeurs contemporains dans leurs recherches de l'inouï. Parmi ceux-ci, citons Pierre Boulez, Gilbert Amy, Jean-Yves Bosseur, Witold Lutoslawski, Claude Ballif, François Bayle, Thierry Escaich, et en particulier Giacinto Scelsi avec qui Henri Michaux cultiva une amitié de plusieurs décennies.

Henri Michaux manifesta un intérêt très marqué pour la musique, notamment pour la musique asiatique et africaine, il est rapporté par différents témoins qu'il improvisait fréquemment au piano (il refusa cependant d'être enregistré). Thérèse de Saint-Phalle se souvient (2) : "Sa chambre était située au dessus de la mienne. J’entendais ses improvisations. Des nuits entières, il inventait une musique désespérée, danses d’insectes au piano, rythmes tibétains, tam-tam semblable à celui qui se répercute entre les arbres de la forêt."

Dans un chapitre de Connaissance par les gouffres, Michaux raconte une expérience d'écoute musicale qui tourne à la paranoïa : "Ce soir-là, j'avais pris une dose moyen de chanvre. Dans un programme de radio, que je feuilletai, Wozzeck [l'opéra d'Alban Berg] était annoncé. [...] Tandis que j'écoutais, un auditeur extrêmement attentif écoutait de l'autre côté de la fenêtre entrouverte, regardant dans ma pièce, les yeux fixes, les regards droits sur l'appareil de radio, comme si l'opéra qui s'y entendait s'y voyait aussi. Composé de ramilles et de feuilles de ce qui en temps ordinaire est un tilleul, il ne perdait ni un mot de la pièce, ni un mouvement du drame qui s'entendait dans ma chambre [...]

Signalons enfin qu'Henri Michaux écrivit la préface de l'Encyclopédie de la musique (3 tomes, un ouvrage de référence à l'époque) chez Fasquelle (1958), préface intitulée "Un certain phénomène qu'on appelle musique" :
"...Il y a ce qu'on appelle musique.
Il s'agit aussi de vagues, de toutes petites et de jouer avec, non certes en les recevant sur les pieds mouillés, mais seulement, tant elles sont minuscules, dans le plus profond de l'oreille qui les reçoit vibrantes et comme un secret. Invisibles, elles arrivent en lignes circulaires, qui bientôt vont l'entourer comme si elles venaient de partout, et dans l'immense cuve le tenir baigné."


Playlist vidéo d'oeuvres musicales inspirées par les textes d'Henri Michaux



Tracklist : Witold Lutosławski - Trois poèmes d'Henri Michaux (II. Le Grand Combat) ; Germaine Montero (voix) et Marcel Van Thienen (bruitages) - La ralentie ; Pierre Boulez - Poésie pour pouvoir ; Milan Stibilj - Épervier de ta faiblesse, domine ; Philippe Mion - L'image éconduite ; Fausto Romitelli - Prof Bad Trip ; Louis Dufort - Mouvements (ballet de la compagnie Marie Chouinard)

Liste non-exhaustive des compositeurs ayant mis des poèmes de Henri Michaux en musique (par ordre chronologique)

Giacinto Scelsi (1905-1988) : In memoriam Henri Michaux : Quatuor à cordes n°5

René Garriguenc (1908–1998) : Trois poèmes de Henri Michaux

Henri Sauguet (1910-1989) : L'espace du dedans : 3 chants pour voix de basse sur des poèmes de Henri Michaux (Repos dans le malheur, La jeune fille de Budapest, Dans la nuit)

Jean-Louis Martinet (1912-2010) : Zanicovette ou le Dimanche à la campagne, pour chœur mixte à quatre voix

Witold Lutoslawski (1913-1994) : Trois poèmes d'Henri Michaux : Pensées ; Repos dans le malheur ; Le grand combat

Marcel Van Thienen (1922-1998) : La ralentie (avec la voix de Germaine Montero)

Maurice Le Roux (1923-1992) : Au Pays de la Magie : six mélodies sur des poèmes de Henri Michaux

Claude Ballif (1924-2004) : Apparitions Op.2, pour mezzo-soprano & piano, poèmes de Henri Michaux [1. Apparition ; 2. Dans les limbes lumineuses ; 3. Extérieurs ; 4. Les inachevés ; 5. Marchand 6. Dans l'attente ; 7. Œil]. Quatre mélodies sur des poèmes d'Henri Michaux Op.1c, pour soprano & piano [1. L’Oiseau qui s'efface ; 2. Repos dans le malheur ; 3. Deux peupliers ; 4. Il est venu]

Pierre Boulez (1925-) : Poésie pour pouvoir : pour bande magnétique (récitant) et trois orchestres

Antoine Duhamel (1925-) : Lecture de Michaux : 7 poèmes d'Henri Michaux

Milan Stibilj (1929-) Épervier de ta faiblesse : pour cinq persussionnistes et récitant

François Bayle (1932-) : Son vitesse-lumière, version récit avec des textes d'Au pays de la magie

Jean-Pierre Guézec (1934-1971) : 3 poèmes d'Henri Michaux

Gilbert Amy (1936-) : Triade, pour orchestre : D'après l'oeuvre mescalinienne. Musique du film Images du monde visionnaire

Jan Morthenson (1940) : Après Michaux

José Evangelista (1943-) : Plume, pour Soprano et violoncelle (Un homme paisible, Plume au plafond, Plume à Casablanca)

François Rossé (1945-) : Froid, dur, azur : voix de contralto, clarinette, piano [inspiré des "Trois agressions" extraits de "Connaissance par les gouffres"

Jean-Yves Bosseur (1947-) : Un arraché de partout (titre emprunté à un vers du poème "Mouvements")

Ivar Frounberg (1950-) : Henri Michaux, Préludes III, pour deux pianos

Stéphane Bortoli (1956-) : Sur le chemin... pour mezzo-soprano et petit ensemble instrumental (extrait de "Plume"). Dans la nuit : pour orchestre symphonique

Philippe Mion (1956-....) : L'image éconduite (Apparitions-disparitions, dans Moments)

Bertrand Dubedout (1958-) : Iniji

Eve Beglarian (1958-) : I Am Writing To You From A Far Off Country [Je vous écris d'un pays lointain]

Philippe Gouttenoire (1962–) : Portrait des Meidosems, pour quatuor à cordes et récitant

Fausto Romitelli (1963-) : Professor Bad Trip - "le cycle "Professor Bad Trip" prend naissance dans la lecture des oeuvres qu'Henri Michaux a écrites à la suite de son expérience avec les drogues et les hallucinogènes.

Clara Maïda (1963-) : Anania Iniji pour soprano, piano, percussions et électronique. Instants Passages : pour soprano, clarinette, violoncelle et percussions

Thierry Balasse (1964-) : Impressions

Thierry Escaich (1965-) : Dans la nuit poème d’Henri Michaux (in Les nuits hallucinées : 3 mélodies pour mezzo soprano et orchestre)

Frédéric Pattar (1969-) : La nuit remue... Hommage à Henri Michaux

Guillaume Connesson (1970-) Le grand combat (in Au commencement : Chœur d'enfants et piano)


Sources et références pour aller plus loin
The Lied, Art Song, and Choral Texts Page
http://www.recmusic.org/lieder/

Le portail de la musique contemporaine
http://www.musiquecontemporaine.fr/

Henri Michaux : Adaptations musicales
http://www.henrimichaux.org/spip.php?article66

Haydée Charbagi (Paris 3 Sorbonne Nouvelle), Poétique du passage : Henri Michaux et la musique
http://www.fabula.org/colloques/document1083.php

(1)Irène Assayag, Giacinto Scelsi et Henri Michaux : une amitié poétique, musicale, artistique et spirituelle, CDMC
http://www.cdmc.asso.fr/fr/ressources/conferences/enregistrements/scelsi_france_session_J3_02

(2)Huybrechts Florence, Euterpe et Michaux, une passion réciproque : Pour une vision syncrétique des rapports d’Henri Michaux à la musique http://www.pictoriana.be/pdf/pictoriana_317913.pdf

Images d'un monde visionnaire :
Sur Canal-U : http://www.canal-u.tv/themes/sciences_de_la_sante_et_du_sport/clinique_medicale/psychiatrie/images_du_monde_visionnaire
Sur UbuWeb : http://www.ubu.com/film/michaux.html